- ESPACE (esthétique)
- ESPACE (esthétique)Le problème de l’espace n’aura été longtemps pour l’Occident que celui de la représentation de l’espace. Et la confusion perdure chez plus d’un théoricien. Or, des civilisations qui parfois même ne disposent d’aucun mot pour désigner le milieu à trois dimensions où s’ordonnent les objets font preuve d’un sens étonnant de l’espace selon une acception que l’Occident, à leur contact, est en voie de redécouvrir, vers laquelle, du reste, le conduisait sa propre évolution. À peine conclu, en effet, l’immense effort aboutissant à inventer la perspective, les plus grands peintres s’en désintéressent. Vinci spécule sur la possibilité d’une perspective courbe, Michel-Ange peint son Jugement dernier sur fond plat, comme Titien le fait pour ses derniers portraits. Et l’horizon, que Patenier et Bruegel auront porté sans doute à l’éloignement extrême, amorce aussitôt son reflux. Il est déjà plus proche chez Rembrandt ou Vermeer; plus proche encore chez Watteau ou Chardin, et si voisin du contact au moment de l’impressionnisme qu’il ne permet plus qu’une perception brouillée du réel. Encore un rapprochement, et le spectacle vient à coïncidence avec la toile pour aussitôt la franchir, saillir en avant d’elle, au moment exact où le peintre crève la paroi de l’objet, qu’il peut enfin, lui semble-t-il, appréhender du dedans. Le cubisme, qui marque cette étape, met fin au problème de la représentation de l’espace. Toute distance résorbée, la toile ne peut plus être une intersection arbitrairement pratiquée dans la pyramide visuelle, comme le voulait Alberti. Elle n’est plus la «fenêtre» derrière quoi s’étendait le monde objectif, ou l’écran sur quoi il se projetait en même temps que cet écran nous séparait de lui et le posait comme monde à distance, uniquement accessible comme visibilité.Mais, au terme de cette évolution, l’espace ne nous est pas simplement plus proche, il a changé de sens. Rien ne l’indique mieux que ces paroles de Cézanne: «Longtemps je suis resté sans pouvoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j’imaginais l’ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas; tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre [...]. Vous le voyez comme moi. C’est incroyable, c’est ainsi. J’en ai eu un grand frisson.» Mais Joachim Gasquet le voyait-il, à qui ce mot s’adressait? Car c’était une vallée qui s’étendait devant eux, séparant cette hauteur d’Aix où ils se trouvaient du flanc de la Sainte-Victoire. Et pouvait-il comprendre ce que Cézanne ajoutait: «Si je bouge seulement d’un peu, j’en ai pour des mois de travail?» À la distance où ils étaient, quelques mètres n’eussent rien changé dans la forme de la montagne, mais Cézanne le savait, un paysage redéfinit son espace de façon d’autant plus totale qu’il bouge d’un angle plus faible.Qu’est-ce à dire, sinon que l’espace est d’un autre ordre que la forme, à quoi l’on a cru pouvoir le réduire, et qu’il échappe à toute géométrie. Un arrangement de la chevelure suffit à transfigurer un visage familier. Ou, sans autre altération objective, ce peut être l’angle ou la distance d’approche qui le modifient au point de le rendre inconnu. «Dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, écrit Proust, celle que j’avais vue [...] faisait place à une autre.» Et Picasso disait à Françoise Gilot: «Bien que vous ayez le visage plutôt allongé, je dois, si je veux traduire sa lumière et son expression, l’irradier dans l’autre sens. Je compenserai cela en lui donnant une couleur bleu-froid.»Ce n’est donc pas seulement dans sa saisie de l’objet, mais aussi dans l’acte par lequel il lui donne à son tour existence que le peintre veut dépasser la littéralité de la forme. Un autre mot de Picasso marque bien la liaison entre les deux moments de sa démarche: «Quand Matisse, remarque-t-il, trace une ligne sur une feuille de papier, il dessine avec une telle acuité de perception qu’il y a toujours métamorphose des parties qui forment le tout.» L’espace est alors, non plus le milieu à trois dimensions dans lequel l’homme vit et se déplace, mais l’événement par lequel une œuvre accomplie outrepasse ses dimensions physiques, accède au rang de l’œuvre d’art. C’est là, depuis toujours, le fait de tout artiste; mais, après Degas, Cézanne et Monet, les conditions de perception et de constitution de l’espace sont devenues l’objet même de la peinture. En sorte qu’on ne peut sans doute mieux faire, pour les repérer et en observer la dialectique, que de suivre à grands traits l’évolution de l’art contemporain.Perception esthétique de l’espaceL’espace comme résultanteLe Degas des derniers dessins est presque aveugle. Mais plus les objets distants lui échappent, plus s’impose à lui la proximité de son corps. C’est au travers de ses articulations qu’il restitue celles du réel. Ses dessins n’expriment pas ce qu’il voit, mais ce qu’il éprouve et ce qu’il souffre; non des formes, mais un travail. Et ces signes, n’étant plus le fait du regard, ne lui sont pas adressés. Ils proposent, non une image que j’aurais loisir de contempler, mais un acte qu’il me faut reprendre, et dont je n’ai, comme des miens, qu’une saisie lacunaire. Car le mouvement ou l’effort, la fatigue ou la douleur, je ne puis les circonscrire; je les sens naître, culminer puis se défaire; s’ils sont localisables, s’ils définissent un espace, c’est non plus par des délimitations mais par des intensités. Et je ne puis jamais les dissocier de ma chair. Ce monde étroitement participé exclut la distance et la détermination de l’espace tridimensionnel. Il lui faut l’immédiateté, l’ubiquité existentielle du plan, lieu d’absolue proximité où les éléments disjoints sont en prise l’un sur l’autre, où les forces se heurtent jusqu’à distordre les blancs. La toile ne renvoie plus à un dehors, elle ouvre sur ma propre étoffe. Cette étoffe est chez Degas presque uniquement corporelle. Chez Gauguin ou Van Gogh, au même moment, elle ouvre déjà sur les profondeurs du psychisme.Ainsi l’espace, où l’on croyait voir un système neutre de coordonnées, n’est rien d’autre que la dimension du vécu. Lui qui marquait ma distance au réel est en fait la mesure de son impact sur moi. Il est son aire de retentissement, et parce qu’il noue, comme J. Nogué l’a montré, tous les registres de la sensorialité, et parce qu’il reprend sous un dynamisme unique la pluralité des pulsions.On a fait de Monet le peintre de l’instant: il est celui de la variation. Dans la cathédrale de Rouen qu’il peint heure après heure, les états importent moins que la série. Et ce qui change sous les variations lumineuses, ce n’est pas uniquement l’épiderme de la pierre, c’est toute la volumétrie. La cathédrale à tout moment redéfinit ses rapports structurels et par là même son espace. Si Delacroix entendait appréhender l’objet dans le temps (qui l’entraîne et le menace), Monet veut saisir le temps dans l’objet. Et non plus le temps cursif et déformant qui violente les choses parce qu’il leur survient du dehors, ni le temps vectoriel que rendaient directement les véhémences du geste, mais un temps pulsatile lié à la vibration de la couleur et du grain. Dans le mélange optique , où l’on n’a retenu qu’un procédé, s’indiquait un ordre nouveau de réalité: celui des résultantes dynamiques, celui du champ résultant. Et l’on ne devrait pas opposer Monet et Cézanne. La tasse de porcelaine blanche que celui-ci regarde fixement se déforme elle aussi: l’ellipse s’élargit dans sa partie éclairée et paraît se redresser: le galbe de la paroi s’accentue dans la zone d’ombre et s’atténue sur le flanc opposé. On sait les emportements du vieux peintre, au désespoir de ne trouver aucun modèle parfaitement immobile. C’est qu’il entendait suivre cet imperceptible «bougé» dû aux conflits internes de la forme. Il vint au Louvre y dessiner les marbres, mais il n’en put jamais enserrer les profils dans une ligne de contour unique.«L’espace est lui-même une notion temporelle», dira bientôt Paul Klee. L’objet qu’on aurait cru fixe, dès qu’il est objet perçu, épouse les fluences de notre propre durée. Et le cubisme, par l’invention d’une perspective à foyers multiples, débouche à cet égard sur une intuition décisive. Non parce qu’il articule la succession des moments de saisie, mais parce qu’il en découvre, au contraire, les discontinuités. Du cubisme analytique au cubisme synthétique, on ne l’a pas assez noté, la contraction du schème est ordonnée à sa dislocation. Dans l’ordre structurel, le cliquetis des facettes fait place aux scansions des plages massives, la transparence aux aplats, l’enchaînement fluide aux décrochements syncopés. Dans l’ordre figural, la présence unificatrice du modèle est remplacée par le montage d’éléments hétérogènes, prélevés en des régions disparates du réel. Dans l’ordre sémiologique, l’abréviation n’aboutit qu’à libérer les différents registres de significations. Parce que le peintre se refuse aux transcriptions littérales, qu’il s’oppose au temps cursif, il accède aux mécanismes de l’instauration perceptive; il touche au temps de constitution de l’objet qui, par-delà Bergson, est le temps de Husserl et virtuellement celui d’Einstein et de la physique actuelle – conçu non plus comme une durée homogène, mais comme une tension entre des moments, ou des charges, non compossibles. Delaunay, dans sa réflexion théorique, explicite cet ordre de faits où espace et temps, loin d’être distincts, sont en acte de reconversion permanente.L’espace comme mimeLe crayon vient d’amorcer tranquillement son périple; le geste ininterrompu déroule sa trajectoire, s’éloigne ou se recroise, varie librement ses parcours, s’accorde une dernière boucle, puis referme exactement le circuit; de petites flèches tout au long du parcours restituent l’itinéraire; çà et là sont placées de rares ponctuations et le puzzle apparaît fait de personnages. Paul Klee nomme ce dessin La Famille en promenade . Où il n’existait rien que l’étendue inerte de la page, le geste de l’artiste a posé, dans la relation qui les soude, le père, la mère et l’enfant, comme tissés l’un dans l’autre et noués par cet acte qui les invente et qui les fait plus encore unanimes; l’artiste a posé cet acte, dont on sait l’agrément, les indécisions, les détours; et il a défini son lieu: à juger du tempo et du détail du tracé, sans doute les allées sinueuses d’un parc.Ainsi l’espace n’est aucunement préalable à l’acte. Au reste, de quel acte s’agit-il? du parcours des personnages ou de celui de la main? Et de quel espace? de celui du parc ou de celui de la page? ou encore du labyrinthe dont Klee n’a pu se départir et qui resurgit quoi qu’il fasse? En vérité, ces termes sont indissociables; ils n’existent que dans leur réciprocité, et il n’y aurait aucun sens à opposer les deux itinéraires, à opposer l’espace de la page et l’espace du parc ou celui que Klee rejoint en lui-même. L’espace est ce mode sous lequel un homme et le réel s’explicitent l’un l’autre par échange de leur structure. Un fragment des écrits de Klee, relatif à la forme mère, l’indique d’une façon surprenante. Il ne dit pas si cette forme mère est celle, au-dehors, de l’objet qui fascine le peintre et l’incite à dessiner ou, au-dedans, la forme archétypale qu’il y aurait à rejoindre et que cet appel même déjà manifestait.Alors qu’il termine de sculpter une Femme enceinte , Henry Moore s’aperçoit soudain que ce dos qu’il polit est celui de sa mère, que jadis, vers l’âge de cinq ou six ans, il lui a fallu frictionner un soir d’extrême fatigue. «Ma compréhension de ce dos plat, avec cette bosse, ces ligaments, ces muscles, cela venait de mon enfance.» De même, cette pierre dressée que son père l’avait amené voir, tout enfant, dans la campagne près d’Adel: au moment même où il se la remémore pour la première fois, la voyant sur une photo, il s’aperçoit avec stupeur qu’une de ses sculptures l’a exactement reproduite. «Je n’y peux rien, dit Picasso, le peintre ne choisit pas. Il y a des formes qui s’imposent à lui. Et elles viennent quelquefois d’une hérédité qui remonte plus loin que la vie animale.» «Je m’apercevais, disait Proust, que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas [...] de l’inventer, puisqu’il existe en chacun de nous, mais à le traduire.»Ainsi l’espace, lorsqu’il advient dans une œuvre, est à l’intersection de l’espace du monde et du mien propre. Il est, reformé dans une structure objective, l’écart même qui m’empêche de coïncider avec les choses et avec moi, mais cet écart dialectisé au sein de mon propre geste, en sorte qu’il n’est plus coupure, mais tension. L’œuvre, ou l’espace, est bien ce lieu, ou cet acte, où les deux moitiés du même être s’articulent l’une à l’autre et se constituent en symbole.L’espace comme manqueMais, puisque l’espace est dimension d’ouverture, jamais il n’est fixé ni épuisé. Il n’est ni un «combien», ni un «là», que je pourrais mettre en système. Il n’a ni axes ni échelle. Ces sortes de petites boîtes colorées sont des lampes vénitiennes accrochées aux branches d’un arbre, et des maisons aux embranchements d’une route. Devant L’Arbre aux maisons de Paul Klee, je ne vais pourtant pas de l’une à l’autre lecture, je vis leur pulsation. Du même peintre les Chemins principaux et chemins secondaires me mettent face au désert (surplombant une immense nappe horizontale) et pris dans la paroi (emmuré dans la stratification verticale). Mais ces espaces contraires n’interviennent pas successivement sur la toile; ils proposent les pôles entre lesquels s’instaure son espace, à la fois commuable et immobile; chacune des alternatives accusant une même intemporalité.Maintenant, pour appréhender ce moment où se fomente un espace, peut-être faudrait-il suivre l’un au moins des processus au travers desquels le schème formel se transcende. Chez Estève ou Poliakoff, par exemple, la cellule élémentaire peut être tenue pour quelconque: sans valeur particulière dans l’ordre des structures ou des significations. Mais, quelle que soit celle dont le regard se saisit, elle empiète sur sa voisine, forme avec elle une entité nouvelle qui déborde encore, accroît et réoriente la plage. Par des continuités linéaires, par appel des valeurs ou des couleurs, par les directions des matières, les définitions du grain, les groupements formels se soudent ou se défont. L’espace n’a plus de dimensions stables, passibles de la mesure; il n’est qu’un tissu déformable, que détermine non pas une découpe mais un mode de conduction. Si, chez Mondrian ou Vasarely, l’élasticité fait place à la rupture, des déformations continues aux antagonismes polaires, ce sont toutefois les mêmes polyvalences, là progressives, ici instantanées. La forme n’y renvoie pas davantage à elle-même, n’allant qu’à déclencher des relations.Sans doute l’inversion qu’a opérée la peinture contemporaine peut-elle maintenant se dégager. Si autrefois l’espace de la toile s’ordonnait tout entier à mettre en valeur des formes, la forme à présent n’a plus pour fonction que de révéler l’espace. C’est sur une irrésolution, sur un manque-à-être que la forme inaugure sa relation spatiale et qu’une œuvre fonde son dépassement permanent. Jamais l’espace ne se propose comme étant effectué. Au moment où il a cessé d’être un donné pour s’accepter comme un aléatoire, la peinture moderne a commencé d’exister.L’espace comme singularitéComposition simultanée sur plans multiples, comme le dit Simone Weil, l’œuvre joue au même moment sur une telle quantité de facteurs et à tant de niveaux que sa résolution analytique est strictement impossible. Elle n’existe pourtant comme œuvre d’art que lorsqu’elle se confirme en tous ses facteurs, à tous ses niveaux, lorsqu’elle explicite partout le même mode d’exister. Et, comme il y a parallélisme entre sa structure et la mienne, comme elle n’advient et ne se livre que par l’entremise de l’ensemble de l’appareil sensible, et que mon corps est impliqué, au titre d’instrument et de témoin, dans l’expérience de sa qualité, toute grande œuvre éveille en moi le sentiment de ma propre cohérence. La rencontre de cet objet plénier reprend toutes mes composantes, dont aucune, à son contact, ne m’apparaît plus réprouvée, ni seulement étrangère. L’œuvre implique et réalise l’intégration de toutes mes facultés. Dans un tableau accompli, les lignes, les couleurs, les matières déterminent, dit H. Van Lier, «un champ spatio-temporel aux relations inépuisables [...], où chaque portion est grosse de toutes les autres, non dans une apaisante harmonie, mais en vertu d’une activation interne. Ainsi le tableau est fragment du monde, à lui seul un monde. Il tient lieu du monde et en même temps le dévoile, le rend présent dans des structures qui sont universelles puisque seule leur proximité des racines de la perception peut pareillement les ouvrir les unes aux autres, les impliquer les unes dans les autres». Il y insiste, cette expérience s’enracine au niveau de la perception; cette relation à la foi d’immédiateté et de totalisation est cela même qui est à voir.La communication qui s’établit ainsi de l’artiste au témoin de l’œuvre n’est donc pas seulement une intégration de l’objet et du sujet en général; elle est spécifiée, singularisée selon une optique propre à chaque artiste, et qui est sa révélation, son dévoilement particulier. Et, de fait, un grand peintre (mais l’on transposerait en tout autre domaine) peut d’une œuvre à la suivante changer de motif, modifier son vocabulaire formel, remanier ses techniques, voire remettre en question ce qui se confond avec lui: les structures du métier et du geste d’inscription; s’il est authentiquement créateur, une constante s’impose, qu’avec lui on pourrait nommer son «espace», que Van Lier a nommée son «sujet pictural», et que contrôle une tension résultante, immédiatement perceptible, dont la structure et la charge sont spécifiques de sa personnalité.Au moment d’entrer dans son atelier, Tal Coat s’arrête et dit: «La peinture, pour moi, monsieur, c’est une question d’espace – Et qu’est-ce que l’espace? – C’est, répond-il, une certaine courbure.»Ainsi, quoi qu’il fasse, l’Angelico reforme toujours, sur le plan «spatial», sa migration large, ascendante et expansive; Giotto, sa pesée descendante et cumulative. À ces nappes lentes et contenues, on en opposerait de rapides: déliée et en expansion continue chez Rubens, crispée et syncopée chez Delacroix. On distinguerait des espaces cinétisés les espaces tensoriels purs: la convexité dans les œuvres de Cézanne et les convections dans celles de Rembrandt; l’onde continûment variée chez Titien ou les jeux de commutations frontales chez Seurat, latérales chez Poliakoff. On opposerait même aux espaces en émergence, comme tous ceux qui précèdent, les espaces qu’on pourrait dire en refus, de Picasso et de Goya.Par-delà donc les constituants matériels d’une œuvre, par-delà ses appartenances culturelles, si le peintre a réellement intégré son acte, un champ spatial apparaît, qui contrôle physiquement la transmutation du donné formel. Qu’on l’envisage dans son rapport à l’acte créateur ou dans sa relation aux constituants objectifs, ce champ spatial est comme l’intégrale des facteurs qui ont permis l’avènement de cette œuvre. Il est la structure et l’événement dynamique qui actualise et vérifie leur mise en résonance réciproque.S’il en est ainsi, c’est, encore une fois, que la forme n’est pas un fait constitué et en quelque sorte passé. C’est qu’elle demeure en acte et porte une charge qu’elle est apte à échanger avec celle des autres formes pour se dépasser en elles. «Si l’on avait un mot, dit Simondon, pour désigner cette reconversion de temps à espace, d’intériorité à extériorité, qui est structuration sans isolement, dynamisme sans déplacement, il serait peut-être possible de penser la morphogenèse, d’interpréter la signification des formes. La psychologie de l’expression trouverait peut-être une voie d’axiomatisation dans une semblable recherche.» Mais nul mot n’équivaut ici au mot «espace», connaturel à l’opération créatrice. Son emploi n’introduit aucune métaphore. L’espace est cette communication qui reprend et englobe la singularité de tous les constituants par synergie de leurs charges. À travers cet échange dynamique, chacune des composantes devient réciproque à elle-même et aux autres et peut ainsi se constituer en symbole.La possibilité de semblable intégration réside sans doute dans ce que Kurt Goldstein appelait la «constante temporelle», ce module rythmique sous-jacent en chaque être à chacune de ses fonctions, depuis les plus hautes opérations psychiques jusqu’à la respiration ou aux échanges chimiques. La mise en résonance des éléments d’une œuvre n’est possible que si toutes les estimations sensibles sont rapportées à cette fréquence repère ancrée dans les structures somatiques et constitutives de la personnalité.Quels que soient chez un peintre ses modes d’opération, c’est l’authenticité de sa démarche que sa nappe spatiale vient ainsi vérifier.Par-delà la théorie de la formeOn a remonté d’une acception habituelle mais dérivée du mot «espace» au sens premier de ce terme. Reste à se demander comment ce sens et cette appréhension de l’espace qu’il faut tenir pour originels nous demeurent ordinairement étrangers.C’est qu’à un moment de l’histoire de sa pensée, dit A. De Waelhens, l’habitant du monde (en l’espèce l’homme occidental) s’est mué en pur «connaisseur». «Devenu moins attentif à la présence des choses, à cette plénitude concrète qui à chaque instant fait qu’il y a du réel et que nous sommes là avec lui et en lui, l’homme [...] a figé en ob-jet [...] le contenu de l’expérience et, face à cette réalité-tableau, à ce monde-spectacle, il s’est lui-même érigé en sujet-regard, sans racines et sans poids.» Or, cette option a pesé jusque sur les démarches qui auraient dû nous affranchir d’elle. Les notations concrètes de Cézanne interpellaient le psychologue qui devait les confirmer toutes. Le psychologue, quant à lui, n’interrogeait pas Cézanne. Après que le peintre l’eut désavoué, la «théorie de la forme» en appelait encore à l’espace linéaire de la représentation. Pour n’avoir pas su dépasser le schématisme géométrique, elle en restait à un modèle artificiel et d’ailleurs trop particulier de l’espace. Bien qu’elle multiplie les réductions locales, elle n’atteint pas l’objet perçu, qu’un seul de ses profils livre en entier et d’emblée au percevant: qu’elle explore de nouvelles combinaisons, aucune n’ouvre sur l’espace trans-formel. Et, d’ailleurs, le repérage psychophysique auquel elle est asservie ne vise pas, et ne saurait viser, à la saisie d’un espace. Il rend compte des conditions inhérentes à certaines séries d’effets, et donc de certains déterminants liés à la constitution de l’espace au regard du percevant; il est inapte à retrouver le moment même de l’émergence spatiale ou à le spécifier. Il faudrait, à cet effet, substituer à l’analyse géométrique une topologie irréductible au décompte des constellations partielles.Mais en outre, pour avoir échoué dans son appréhension de l’espace, la Gestalt-theorie ne pourra réussir dans celle de la forme: car elle entend l’isoler; or, le statut de la forme, et finalement son sens, ne peuvent être authentiquement dévoilés qu’en regard de ce moment où elle rend manifestes ses modes d’activité, où l’énergie venue de nous trouve en elle un résonateur apte à la moduler efficacement devant nous, mais sans que nous soyons à distance du phénomène, l’acte d’intégration impliquant au contraire notre radicale inclusion. «Les idées musicales ou sensibles, précisément parce qu’elles sont négativité ou absence circonscrite, nous ne les possédons pas, elles nous possèdent.»Opérer la réduction de la forme ne consiste ainsi ni à éviter celle-ci, ni à la prendre de loin. Ce ne peut être que coïncider avec elle jusqu’à faire apparaître son fondement nécessaire. Elle est forme tant que je maintiens ma distance à elle; elle est acte dès qu’elle a mon corps pour espace, dès qu’elle est tout entière dans l’ordre de l’éprouvé. Plutôt que dans l’espace, la forme est de l’espace, reprise sur lui et référée originairement à lui. En retour, pour autant que je la fasse mienne, c’est par sa médiation que mon espace peut être spécifié.À ce moment pourtant où la forme intègre mes dynamismes, elle amplifie l’énergie qu’elle m’emprunte au point de sembler l’engendrer. C’est comme structure plénière et auto-entretenue que se propose l’espace. Il est «ouverture d’une dimension qui ne pourra plus être refermée», où espace et temps, structure et acte sont réciproques et se commuent. Il est comme un «champ stationnaire» où les tensions s’exercent sans laisser de se saturer, s’engendrent sans se dépenser. Bien qu’il instaure une épaisseur temporelle, ce temps vibré, non vectoriel, s’éprouve comme indépendant du flux temporel vécu. Et s’il semble, lorsqu’il advient, n’être pas «de notre fait», c’est qu’il outrepasse ce qui a été investi; qu’il n’est en relation de causalité directe ni avec les matériaux et l’opération qui nous l’ont fait obtenir, ni avec l’acte qui nous le fait percevoir. C’est pourquoi l’on devrait, avec Van Lier, «appeler symboles pleins le tableau, la sonate, le poème, le corps du danseur où l’espace et le temps perçus [nous] deviennent totaux et immédiats» – mais tout autant ce visage, cet environnement, ce simple objet, en tel moment privilégié de leur rencontre où il semble que nous atteignons leur chair.
Encyclopédie Universelle. 2012.